- GUARDI (LES)
- GUARDI (LES)La collaboration de Gian Antonio, Francesco et Nicolò Guardi, les «frères Guardi», comme on les désigne dans le testament de Benedetto Giovannelli, en 1731, commença à la mort de leur père Domenico Guardi. Cette collaboration donna naissance à de nombreuses copies de tableaux anciens, à de petits retables exécutés pour de modestes églises de province, et à des décorations murales. Mais l’oubli dans lequel le XIXe siècle a laissé ces peintres, le manque de documents écrits et d’œuvres signées font que tout ce matériel nous est parvenu sans attribution précise, sous la marque pour ainsi dire anonyme des trois frères.La critique demeura persuadée, jusqu’à une époque récente, que la plus grande partie des œuvres qui furent exécutées par les Guardi et qui comportent des «figures» (c’est-à-dire les œuvres à sujets historiques, religieux ou mythologiques) devaient être attribuées à Francesco, le plus connu des trois frères, celui dont le renom avait été transmis par la tradition à cause de ses célèbres vues de Venise et de la lagune. Il a fallu de longues et difficiles recherches avant de pouvoir cerner la personnalité de Gian Antonio, que celle de son cadet Francesco avait éclipsée. On peut dire que ce travail de critique historique n’a vraiment été mené à son terme qu’en 1965, lorsque se tint à Venise l’exposition consacrée aux frères Guardi. Les conclusions de ces recherches sont maintenant acceptées par la majorité des historiens d’art, elles permettent d’attribuer un certain nombre d’œuvres à Gian Antonio.Gian Antonio, un peintre d’inspiration rococoGian Antonio Guardi, né à Vienne en 1699, mort à Venise en 1760, était l’aîné d’une famille de peintres. Il était encore très jeune lorsqu’il vint s’installer à Venise avec son père, Domenico Guardi. Celui-ci mourut peu de temps après. Gian Antonio Guardi se trouva alors dans l’obligation de travailler. Il se mit à faire des copies de tableaux pour un grand collectionneur de la ville, le maréchal Schulenburg. En même temps, il entreprit de reconstituer l’atelier familial, en enseignant le métier à ses deux frères, Francesco (né en 1712) et Nicolò (né en 1715). Gian Antonio Guardi avait reçu de son père Domenico un enseignement de tradition vénéto-autrichienne. Il a probablement commencé à peindre dans un milieu influencé par Sebastiano Ricci (1659-1734) et par Antonio Bellucci (1654-1726) qui étaient tous deux très connus dans les provinces du Tyrol. Les analogies que ses œuvres présentent avec celles des Viennois contemporains, comme Paul Troger et Franz Anton Maulbertsch (on les constate dans le graphisme) confirment ce jugement. Gian Antonio Guardi acquit donc une position indépendante et une certaine personnalité. Entre 1720 et 1730, il connut Ricci à Venise, lorsque celui-ci arrivait à la fin de sa vie; il y connut aussi Giovanni Antonio Pellegrini (1675-1741). Les œuvres de ces deux peintres s’inscrivaient alors dans la grande tradition du rococo européen. En 1737 et 1738, des œuvres de Gian Antonio Guardi sont mentionnées dans l’inventaire de la collection Schulenburg. Ce sont des portraits du Maréchal, une Cène qui est une copie d’un tableau de Ricci, deux œuvres intitulées Prudence et Tempérance , qui sont des copies de Tintoret. Tous ces tableaux ont été retrouvés. Ils sont aujourd’hui à la Cà Rezzonico à Venise, à Saale et dans les collections privées de Milan.Le style de Gian Antonio est à cette époque très nettement défini. Il peint dans la tradition de Ricci et de Pellegrini. Mais sa touche a quelque chose d’original, elle est pour ainsi dire évanescente, extraordinairement capricieuse, au point de rappeler parfois celle de Bazzani.Il est très difficile, à cette époque, de distinguer ce qui est de sa main et ce qui revient à Francesco. Ce dernier est dans l’atelier familial l’aide de son frère aîné qui lui a appris le métier. Leurs styles sont alors très proches. Mais déjà, dans les trois lunettes qu’ils réalisent en 1738 pour leur oncle, curé de Vigo in Anuania, on observe une nette différence entre celle qui représente le miracle de l’hostie et celle qui représente saint François. Dans la première, les traits stylistiques sont indubitablement les mêmes que dans les tableaux peints par Gian Antonio pour le maréchal Schulenburg. Au contraire, le Saint François est peint d’une main plus ferme, la plasticité des formes y est plus grande; l’œuvre fait penser à la fois à Alessandro Magnasco et à Giambattista Piazzetta ; enfin on y découvre un goût plus vif de la réalité. Cette distinction se trouve confirmée par l’examen des premières œuvres dont l’attribution à Francesco est certaine: deux petits tableaux représentant des Vertus qui se trouvent au musée de Sarasota, un Saint en extase (1747) du musée de Trente, et Le Miracle de saint Dominique (1763) de Vienne. Désormais, Francesco Guardi (qui va bientôt devenir exclusivement peintre de paysages) est en possession d’un style original lorsqu’il réalise des figures. Style âpre, accentuant les profils aux contours zigzaguants, avec des surfaces colorées où se marquent des coups de pinceau appuyés et des empâtements à la manière de Piazzetta. Au contraire, entre 1740 et 1750, le style de Gian Antonio, qui est demeuré le seul peintre d’inspiration rococo après la mort de Ricci et de Pellegrini, se fait toujours plus aérien. Il joue sur les transparences nacrées, il fait baigner ses personnages dans des sortes de brumes colorées qui ont l’accent des pastels de Rosalba Carriera. On citera, à cet égard, La Mort de Joseph , du musée de Berlin, qui est signée; la Pala de Pasiano , mentionnée en 1750, et la Pala du Belvedere qui se trouve à Grado.Ce sont les dessins de Gian Antonio, essentiellement, qui ont permis de cerner sa personnalité. Son graphisme est très caractéristique, son trait est aérien, allusif, léger, et suffit à créer, grâce à quelques touches d’aquarelle, des effets de couleur nacrée. Un de ces dessins, qui représente le Triomphe de la vertu guerrière , porte la signature de Gian Antonio (musée Correr, Venise). Il nous permet d’identifier, grâce à des critères stylistiques, ses dernières œuvres, comme le Triomphe de l’Aurore (Venise, collection Cini). Le sujet de ce tableau est emprunté à Pellegrini. C’est une peinture qui semble faire la synthèse de tous les éléments du langage enjoué du rococo. Elle organise, dans un ensemble poétique et harmonieux, tout un monde de personnages souriants et insouciants, baignés dans une cascade de lumières irisées. Les Histoires de Tobie , qui sont peintes sur la balustrade de l’orgue dans l’église de l’Archange-Raphaël, à Venise, et qui furent presque certainement exécutées entre 1749 et 1752, appartiennent à un univers imaginaire analogue. Aucun document ne confirme l’attribution de ces toiles à Gian Antonio Guardi. Toutefois, on a pu identifier un dessin de l’Accademia Carrara de Bergame, qui est indubitablement de lui, comme l’étude préparatoire à l’un des panneaux. D’ailleurs, la plupart des critiques acceptent, en raison de critères stylistiques, cette attribution à Gian Antonio. Dans le catalogue de ses œuvres, les Histoires de Tobie représentent la dernière phase, la plus libre, de cette écriture poétique qui poussa l’artiste à concevoir la couleur, réduite à presque rien, uniquement comme le support, pour ainsi dire irréel, de la lumière.Francesco, un peintre de paysagesLes origines de ce dernier poète de la Venise du XVIIIe siècle que fut Francesco Guardi (Venise 1712-1793) ont été rattachées par la critique la plus récente au style capricieux des paysages de Michele Marieschi. Certaines vues de Venise, en effet, qui reproduisent exactement les estampes de Marieschi (Philadelphie, Johnson collection; Baltimore, Museum of Art; Londres, National Gallery) sont attribuées à Francesco Guardi à ses débuts. Leur date doit être très proche de celle des estampes, peut-être avant 1750. L’effet dramatique des cieux où les nuages sont violemment poussés par le vent, les premiers plans brusquement illuminés de lumières rasantes, les petites figures tourmentées qui bondissent dans une sorte de danse macabre inspirée de Magnasco font penser de très près aux premières œuvres authentifiées de Grancesco Guardi qui sont postérieures de dix ans, comme la Vue de Saint-Jean-et-Saint-Paul du Louvre, ou les paysages de Waddesdon Manor, Aylesbury.Les toiles exécutées dans le style de Marieschi sont, de toute évidence, l’œuvre d’un débutant qui trouve ses réussites les plus heureuses dans les ciels et dans les petites figurines. Il est probable que, vers 1750, Francesco Guardi était encore lié à l’atelier de son frère Gian Antonio. C’est ce qui apparaît, par exemple, dans les petits retables de Sarasota (1747) ou dans l’Art de Coroneri (Venise, Cà Rezzonico) daté de 1750. La mort de Marieschi, en 1743, et le séjour d’Antonio Canaletto en Angleterre, jusqu’en 1756, poussèrent Francesco Guardi à abandonner son activité de peintre de figures et contribuèrent sans aucun doute à l’orienter vers le nouveau genre de peinture. De toute manière, il n’a jamais réussi à se rendre complètement maître du vocabulaire des peintres décoratifs qu’étaient son beau-frère Giambattista Tiepolo ou son frère Gian Antonio et qu’il avait été lui-même. Les rares tableaux à figures qu’il réalisa plus tard en sont la preuve, comme par exemple Le Miracle de saint Dominique de Vienne (1763), le retable de Roncegno (vers 1778), ou la bannière de procession qui se trouve au musée de Budapest et qui porte, d’un côté la composition de Gian Antonio, de l’autre la copie exécutée par Francesco.Cette adhésion aux formes d’expression de Marieschi coïncide probablement, chez Francesco Guardi, avec l’intérêt qu’il porta à Marco Ricci dont il copie le grand Capriccio architectural de Vicence, dans une toile plus petite mais très suggestive qui se trouve à la National Gallery de Washington. Il s’agit bien d’une adhésion au courant pictural du paysage «a capriccio» qui dénote, chez Guardi, une nette propension à voir la nature non pas avec des yeux qui l’idéalisent, mais avec un sens aigu de l’éphémère, plein d’une mélancolie presque romantique. Dans le même temps, la peinture de Guardi s’inspire des raffinements du graphisme rococo le plus recherché. Elle arrive à en tirer des effets inépuisables de préciosité dans le dessin des personnages, des costumes, des gondoles et des fêtes vénitiennes. Par tous ces caractères, cette peinture a quelque chose d’insolite dans le monde néo-classique naissant. La célèbre série des Fêtes ducales , peinte après 1766 dans la lignée des estampes de Canaletto, marque le triomphe de cette période.Mais l’inspiration la plus authentique de Francesco Guardi se découvre sans doute dans d’autres peintures de conception entièrement imaginaire: vues de la lagune comme celle de la collection Cini à Venise, paysages de collines comme celui du musée de Leningrad, ruines romantiques comme celles de Raleigh. Ces œuvres mettent en lumière son ingénuité et le rapprochent d’une conception pré-impressionniste du paysage.Depuis longtemps les travaux de Francesco Guardi l’écartaient de la tradition du paysage perspectif et le rapprochaient de la conception la plus libre et la plus sensible du «capriccio». On en trouve une confirmation dans ses œuvres graphiques. Parmi les dessins des vingt dernières années de sa vie, ce genre de sujets domine largement sa production (Venise, musée Correr). Il est difficile de préciser comment se termina la longue aventure de Francesco Guardi entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix. Certains dessins que l’on peut dater, comme La Fenice du musée Correr (1792), sont traités en touches extrêmement sensibles, pour ainsi dire frissonnantes, d’un tracé de plus en plus rapide et aigu. À ces dessins correspondent des peintures dont les tonalités sont presque insaisissables, animées de frémissements mystérieux, comme les fantomatiques Fêtes pour les comtes du Nord (Alte Pinakothek, Munich). Derrière un rideau tout étincelant de lumière et d’ombre, l’espace semble animé d’un mouvement intérieur et se fragmente rythmiquement en une série infinie d’éléments. Les figures elles-mêmes semblent se défaire, elles éclatent jusqu’à se perdre dans un halo instable de couleurs, elles se meuvent dans une semi-obscurité qui leur confère une présence indéfinissable et angoissante.Ces jeux subtils de la lumière caractérisent un grand nombre de toiles exécutées par Guardi vers 1790. Dans la Foire de la Sensa (Kunsthistorisches Museum, Vienne), il obtient un effet d’atmosphère éblouissante grâce à l’utilisation de pigments secs, comme si l’on percevait à contre-jour les vibrations d’un voile de poussières impalpables. Dans La Montgolfière des musées de Berlin, il joue d’une opposition franche, brutale, de tons ocres et bruns, dont les franges viennent se perdre dans le grand vide argenté de la lumière d’un matin brumeux. Enfin, les Régates (collection Modiano de Bologne) montrent une dernière fois une parade de gondoles qui glissent lentement devant l’ambassade de France. La vision semble réduite à un graphisme monochrome. C’est l’ultime message de l’artiste, lancé à un moment de l’histoire qui est marqué par une profonde rupture spirituelle. Le temps est venu, en effet, où la froideur du néo-classicisme s’impose dans tous les domaines et où meurent les dernières voix de la peinture vénitienne du XVIIIe siècle.Du troisième frère, Nicolò Guardi (Venise 1715-1785), la critique n’a pu retrouver aucune trace, si ce n’est la mention que fait de lui un catalogue de la fin du XVIIIe siècle. On le qualifie d’«éminent peintre d’intérieurs» (peut-être fut-il un décorateur?).Quant à Giacomo Guardi (Venise 1764-1835), fils de Francesco, il continua la tradition de son père en se faisant lui aussi peintre de paysages. Il se spécialisa dans la fabrication de petites détrempes sur papier, qui sont réunies au musée Correr de Venise, et de dessins rehaussés a tempera qui eurent un grand succès auprès des étrangers.
Encyclopédie Universelle. 2012.